Bolivie, que font les femmes ?

En Bolivie la première chose qui nous a marquée ce sont les vêtements des femmes. Pas de toutes les femmes, mais d’une bonne partie d’entre elles, notamment les vendeuses de rue. Ces habits ce sont la traditionnelle jupe plissée à volants, assortie du chapeau melon et des grands morceaux de tissus colorés dans lesquels elles transportent les bébés et jeunes enfants. C’est l’apparat des « cholas » ou « cholitas » avec leurs longs cheveux noirs tressés en deux nattes. Ces femmes représentent une certaine image de la Bolivie, que l’on retrouve sur les cartes postales, qu’elles soient issues de milieux populaires ou de la bourgeoisie indigène. Mais au fait, derrière cette représentation qu’en est-il de la situation des femmes boliviennes, dans ce pays où l’avortement reste illégal ? Pour en savoir plus nous avons interrogé deux femmes qui se revendiquent féministes : Carmen, qui tient « El mercado » un bar-librairie-espace de diffusion à Sucre, et Cecilia qui travaille à l’Oficina jurídica della mujer, venant en aide aux femmes victimes de violence, à Cochabamba.

Carmen – El mercado

C’est Elsa qui lors de l’échange « bons plans tour du monde » nous avait parlé de ce lieu, quasi impossible à trouver si l’on n’a pas d’adresse. Aucune devanture et pour cause, « El mercado » est installé au rez-de-chaussée de l’appartement de Carmen. Nous nous y rendons un soir de diffusion d’un film un peu trop expérimental à notre goût (oui voilà on n’a pas tout compris quoi !) et montons à l’étage pour discuter avec la propriétaire du lieu.

Question : où sommes-nous ici ?

Réponse : Nous sommes chez moi, à El Mercado, un espace culturel féministe créé il y a deux ans et demi avec le collectif « Feministas callejeras ». Une fois par mois on y réalise une activité à la sauce féministe : théâtre, musique, films. C’est un lieu d’échange intellectuel et de créativité.

Question : qui vient ici ?

Réponse : pas mal de monde mais notamment des féministes marxistes. Car il y a une nécessité d’articuler la lutte contre le patriarcat avec celle contre le capitalisme. La notion de classe est très importante, qui plus est ici en Bolivie où tu as beaucoup de précarité et où un soi disant gouvernement indigène est au pouvoir, mais en réalité il s’agit surtout d’une classe bourgeoise.

Question : pourtant les femmes sont présentes au pouvoir justement depuis la loi paritaire de 2010, non ? [ayant porté comme résultat la présence de 50% de femmes au Parlement, ndlr]

Réponse : les femmes en politique c’est au niveau zéro, elles n’ont absolument aucun pouvoir de décision, et ne participent à aucune lutte. Cela vient aussi du fait que justement en Bolivie il n’y a pas de lieu de réunion, et donc pas de lieu où formuler des demandes, pour ensuite des prises de décision. Et ce alors qu’il faut s’éduquer et se guider ensemble. Ensuite, comme je le disais, les femmes présentes au gouvernement font partie de l’élite bourgeoise et certaines femmes défendent le patriarcat car derrière il y a des intérêts économiques. Ce féminisme est alors capitaliste et il s’agit de le combattre.

Question : au-delà de ces femmes bourgeoises quelles sont les conditions de vie des femmes boliviennes ?

Réponse : on peut distinguer trois classes sociales différentes. En haut les femmes blanches, avec un nom d’origine espagnole, et représentant environ 8% des femmes. Elles peuvent accéder à l’éducation et à de hauts postes, et sont rejointes depuis peu par une bourgeoisie indigène, aymara plus précisément [comme le président Evo Morales, ndlr]. Ensuite tu as une petite classe moyenne de plus en plus tirée vers le bas. Enfin tu as la majorité, toutes celles que tu vois dans la rue, toutes les vendeuses, qui ont des conditions de vie terribles, devant lutter pour simplement survivre, et qui sont d’origine indigène le plus souvent. C’est pour ça que j’insiste sur la notion de classes dans le féminisme et d’avoir une lecture activiste. Car derrière ce mot tu as énormément de courants différents, tu as l’éco-féminisme, le féminisme anarchiste, les féministes de rue, etc. Il s’agit de se définir à travers ce mot, pour lutter contre un monstre commun. Cependant pour beaucoup de femmes tout ceci relève de la futilité lorsque la nécessité de vivre fait loi. D’autant qu’il ne s’agit en aucun cas d’obliger à être féministe. Moi par exemple les femmes qui me parlent de remettre leur cycle en accord avec la lune, se reconnecter à la nature, etc. ok c’est bien pour elles mais clairement ça apporte quoi à une lutte globale ?

Question : dans ce cas comment alors lutter pour les femmes qui n’ont pas la parole et qui ont à peine les moyens de survivre ?

Réponse : en premier lieu il faut que ces femmes accèdent à un travail qui leur permette non pas de survivre mais de vivre. Pour le 8 mars il y a eu des manifs, pour aussi éveiller les consciences. Car il y a des choses tolérables et d’autres intolérables. Pourtant, même avec une bonne éducation il faut écouter ce que dit le gouvernement, qui n’est pas particulièrement féministe. Le sort des femmes est difficile. Et puis il y a toute une économie qui soutient le patriarcat, et tant qu’on n’unira pas ces luttes là ça restera vain.

Cecilia – Oficina  jurídica para la mujer

C’est Irini, qui a été volontaire dans l’association, qui avait évoqué l’Oficina avec Charlotte. C’est ainsi qu’après plusieurs messages échangés sur Facebook nous arrivons dans les bureaux du centre-ville pour y rencontrer Cecilia, qui après plusieurs années de bénévolat est désormais salariée de cette organisation.

Question : depuis quand existe l’Oficina et qu’est-ce que c’est ?

Réponse : c’est une ONG sans but lucratif qui a vu le jour en 1984 pour défendre les droits des femmes. Nous nous occupons particulièrement de ce qui touche aux violences de genre et aux féminicides. Tout cela sans financement !

Question : quelles sont les actions que vous conduisez ?

Réponse : il y en a pas mal ! D’autant qu’il y a de plus en pus de harcèlement sexuel, et ce pour toutes les classes sociales, même si les femmes indigènes vivant en périphérie de la ville sont le plus touchées, ainsi que les migrantes venues à cause de crises économiques. Nous proposons un accompagnement juridico-psychologique aux femmes victimes de violence et les accompagnons tout au long des procédures devant les tribunaux nationaux et internationaux et face aux administrations. Au niveau de la législation nous réalisons une analyse critique sur laquelle nous élaborons des propositions de loi incluant la perspective de genre et militons pour l’adoption de politiques publiques en faveur des femmes, et ce auprès de l’Etat, des municipalités mais aussi d’instances internationales comme l’ONU. On fait aussi pas mal d’ateliers notamment auprès des femmes qui vivent en périphérie ou dans les campagnes pour leur parler d’éducation sexuelle, de prévention, et les sensibiliser à leurs droits. Car dans ces populations tu as beaucoup de grossesses adolescentes et il y a un tabou autour de la sexualité.

Question : très bien, parlons sexualité, parlons prévention, parlons avortement !

Réponse : [rires] ô malheureuse ça c’est le grand sujet tabou ici ! L’avortement est illégal, sauf à quelques exceptions près telles que si cela met la santé de la mère en danger ou en cas de viol. C’est dû à plusieurs facteurs mais notamment le poids de la religion catholique qui est bien présente ici. D’ailleurs pour l’anecdote nous avons déménagé il n’y a pas longtemps et ce lieu nous est « offert » par un évêque. Il est gentil et ouvert au débat mais quand justement je commence par « mon père, sur la question de l’avortement.. » je n’ai pas le temps de finir qu’il me dit « bon, sur cette question je ne préfère pas discuter » ! Alors que je suis pour que nous ayons des avis contraires mais que justement nous en discutions car sinon cela reste dans les tabous.

Question : pour en revenir aux violences de genre avez-vous des chiffres ?

Réponse : en 2017 il y a eu 122 féminicides et 7 000 dépôts de plainte pour violence, pour 5 000 les années précédentes. Cette augmentation est à lier à la loi contre la violence envers les femmes de 2013. Or le souci c’est que malgré cette loi les forces de police ne sont pas formées pour répondre à ces plaintes, il y a un manque d’éducation au sein même des forces de l’ordre, ainsi qu’un manque de personnel. D’ailleurs nous intervenons aussi dans les commissariats avec des ateliers spécifiquement destinés aux personnels de police pour qu’ils gèrent au mieux ces plaintes.

Question : question sur le mot « féministe », vous vous considérez comme telles ?

Réponse : bien évidemment ! L’idée du féminisme c’est d’inclure femmes et hommes à construire une société où les différences entre les deux genres ne soient pas sources d’inégalité, tout simplement.

Question : vous réalisez aussi des « murales » c’est bien ça ?

Réponse : oui à un moment donné on a profité de la venue d’artistes dans la ville pour leur demander de prendre part à un projet appelé « El barrio libre sin violencia » [le quartier libre de violences, ndlr] et petit à petit on a réussi à peindre sur pas mal de murs, mais venez je vous emmène les voir ce sera plus parlant !

Et c’est comme ça que Cecilia nous a fait parcourir les rues de Cochabamba et découvrir ces œuvres engagées !

Quelques liens :

6 commentaires

  1. Très intéressant … Je pensais qu’avec Evo Morales il y avait une plus grande reconnaissance pour les indigènes (hommes et surtout femmes). On voit que c’est partout pareil ainsi que le poids des religions (ici catholique).
    Autre point : comment faites-vous pour traduire toutes ces conversations ?
    Ces rencontres sont très riches et vous permettent de ne pas être que des touristes en voyage …

    1. Nous aussi on avait tendance à penser cela jusqu’à ce qu’on perçoive une des réalités du terrain, qui est en effet toute autre. Ces rencontres nous enrichissent et font que ce voyage n’est pas qu’un passage.
      Pour les traductions Charlotte est déjà quasiment bilingue espagnol !

  2. Vous faites de formidables rencontres et c’est très intéressant pour nous de vous lire . Je pense que vous devez passer beaucoup de temps dans ces échanges et leurs transmissions et cela doit être aussi enrichissant pour vous (et pour nous aussi) que les beaux paysages et merveilles que vous voyez. On ne sent aucune lassitude dans vos découvertes , continuez ainsi à nous les faire partager. Merci et gros bisous à tous les deux.

    1. Nous sommes d’autant plus touchés lorsque ces rencontres trouvent un écho parmi vous, c’est le but ! On ne se lasse pas non plus de lire vos commentaires, merci et gros bisous !

Répondre à Cha & Rem Annuler la réponse

Votre adresse de messagerie ne sera pas publiée. Les champs obligatoires sont indiqués avec *