L’autre jour c’était le 1er mai, fête du travail (mot dont nous rappelons l’étymologie latine « tripalium » = torture !). En France ce jour-là sont organisées diverses manifestations désormais traditionnelles et revêtant, selon le contexte dans lequel elles ont lieu, diverses significations. En Bolivie le 1er mai aussi est fêté, et lorsque nous étions passé à Potosi y visiter les mines (lire notre l’article ici) nous avions rencontré Julio, ancien mineur qui mène aujourd’hui des visites et reverse une part de son salaire à une coopérative de mineurs. Car aujourd’hui le « Cerro Rico » de Potosi est toujours en activité, et si l’argent se fait rare, l’étain, le zinc et le fer s’y trouvent encore. Au-delà des églises coloniales la ville est le terrible héritage d’un des épisodes les plus tragiques de l’histoire humaine, symbole du pillage des ressources, et des êtres humains[1], par l’Europe colonisatrice et plus particulièrement ici de l’enrichissement de la couronne espagnole. Des historiens, notamment Braudel, assurent que le flux d’argent des mines de Potosi vers l’Europe fut l’une des conditions de développement du capitalisme, dont les bénéficiaires furent les banques du Nord de l’Europe[2]. Ces richesses ne profitèrent pas à ce qui est aujourd’hui la Bolivie. Près de 15 000 hommes et une poignée de femmes travaillent (et meurent) dans cette gigantesque mine, trouée comme un gruyère, et qui demeure l’une des seules sources de revenus pour les gens de la région. Julio essaie de faire vivre une Fondation qui permette aux enfants de mineurs de simplement pouvoir se poser la question du choix de devenir mineur ou de tenter un autre travail. Voici son interview sur le travail des mineurs, ses difficultés, ses espoirs.
Résumé de la situation actuelle
En Bolivie on dénombre environ 200 mines, d’une profondeur maximale de 450 mètres. Au début des années 80, en raison des coûts élevés d’extraction des minerais, la Comibol (organisme d’Etat) a largement licencié. Cependant l’Etat, propriétaire du Cerro Rico à Potosi, a permis aux mineurs de continuer à travailler en s’organisant en coopératives, qui achètent à l’Etat bolivien l’autorisation de continuer les forages dans la montagne. Chaque mineur reverse à la coopérative environ 30% de son gain en contrepartie de pouvoir exploiter son filon. Travaillant en équipe, il est responsable de la production, travaille quand il le souhaite, parfois 24h d’affilée (merci la feuille de coca). Son revenu dépend de la qualité du filon, des minerais extraits et du cours des minerais.
Le mineur, nous dit Julio, est comme un joueur de loto. Il s’en remet d’ailleurs régulièrement au patron de la mine, El Tio. Cette divinité étant tout simplement aussi le roi des enfers, le diable. Si jamais le mineur trouve des minerais, et que le taux du minerai est haut, il pourra le vendre aux raffineries à un bon prix et espérer un jour à terme changer de travail. En réalité les bénéfices sont très variables, d’autant que les mineurs travaillant en coopératives doivent acheter leur équipement, le remplacer, mais sont aussi responsables de tout le matériel utilisé dans la mine (y compris la dynamite) jusqu’à la rénovation des chemins internes et de leur propre sécurité. Les belles histoires d’ascension sociale se heurtent au mur de la montagne et ceux qui arrêtent de travailler le font souvent à cause de blessures ou de maladies. Le mineur, qui est son propre patron, s’exploite lui-même (« De la servitude volontaire : la déléguer à un-e patron-ne ou en faire une affaire personnelle », vous avez 4 heures !).
Décris-nous ton parcours personnel, quand et comment tu as commencé à travailler dans la mine, et comment tu as fait pour en sortir ?
Mon père était mineur, puis mes parents ont divorcé et ma mère s’est remarié avec un autre mineur. Je suis fils unique, ma mère a tenu à ce que je fasse des études, et comme nous sommes une petite famille j’ai donc pu terminer le lycée. Puis je suis allé travailler à la mine avec mon beau-père pendant deux ans et demi. J’ai alors décidé que ce n’était pas pour moi et j’ai eu la possibilité d’aller à l’université. J’y ai étudié l’histoire, l’agro-tourisme, l’anthropologie. J’écris des articles d’histoire, notamment l’histoire coloniale. Je suis un autodidacte.
Comment fonctionne l’articulation entre l’Etat, les coopératives de mineurs et les entreprises privées ?
En Bolivie tu as trois types d’entreprises minières : l’entreprise étatique, contrôlée par le gouvernement et dont les mineurs employés, peu nombreux, ont un salaire fixe. La question des infrastructures et de la sécurité industrielle incombe à l’Etat. Or ces entreprises ne sont pas rentables, il y a beaucoup de corruption car le syndicalisme est très fort. D’ailleurs en 1984 les mines étatiques fermèrent et près de 40 000 mineurs furent licenciés.
Pour les entreprises privées tu as Rio Tinto qui est australienne, Glen Cort qui est suisse, d’autres du Canada. Elles fonctionnent suivant le principe de risques partagés et investissent des millions de dollars en échange du territoire que l’Etat leur octroie. Du coup elles apportent des nouvelles technologies, or, ce qui est extrait sort complètement de Bolivie : par exemple, l’argent, qui est utilisé pour des technologies très développées [notamment pour la fabrication de smartphones à l’étranger, ndlr]. Avec ces entreprises privées la sécurité est assurée, car c’est très important pour elles, cependant elles emploient peu car souhaitent pouvoir contrôler leurs travailleurs.
Enfin il y a les coopératives, comme celle que nous avons visitée ensemble ce matin. L’Etat donne des concessions ou loue à un groupe de mineurs qui doit investir pour creuser le filon, pour les chariots, pour les tunnels. Là les standards de sécurité sont extrêmement dangereux car les coopératives ne sont pas riches de milliers de dollars pour investir dans des machines sûres. À Potosi, cité minière, il n’y a que des coopératives, 39 il me semble, pour 15 000 mineurs.
Comment se passe une journée ou une semaine type pour un mineur de Potosi ?
Il n’y a pas de standard, chaque groupe le décide pour lui. Un groupe de 5 ou 6 mineurs choisit de commencer à bosser à 6h du matin, ou 5h ou même 4h, et ce pour 8h, 9h, 10h d’affilée. C’est une décision commune. Le travailleur qui bosse plus gagne, supposément, plus. Par exemple le vendredi il est commun que les mineurs travaillent près de 15h, jusqu’au samedi matin car le samedi est jour de paie. Du coup l’après-midi il n’y a quasiment personne. Et le lundi il n’y a pas beaucoup d’activité non plus car les mineurs jouent au football ce jour-là ! D’autres exemples : le mineur peut tomber malade et devoir aller à l’hôpital, ou alors vouloir passer du temps avec sa femme, ou se rendre à l’école de son enfant, et pour toutes ces raisons il demande aux autres à quitter son poste de travail, en sachant qu’il devra rattraper ces heures perdues.
Quelles sont les conditions de travail dans les coopératives ?
Combien gagne un mineur ?
Le salaire d’un mineur de coopérative n’est pas fixe et fluctue suivant des facteurs internes et externes, ainsi que politiques. Ce serait long donc je vais résumer. Ce sont les anglais qui contrôlent le prix des minerais, à Londres. Si les prix augmentent à Londres alors ça augmente partout dans le monde. C’est pareil ici à Potosi. Si les prix augmentent nous gagnerons un bon salaire. Or le souci c’est que quelquefois le mineur ne trouve pas de minerais. Parfois c’est l’opposé qui se produit : les prix baissent sur le marché international et dans la mine on trouve un filon donc ça s’équilibre mais rien n’est parfait. Le fait est qu’il s’agit aussi de chance. Cela dépend aussi de combien paient les acheteurs de minerais. Ces acheteurs sont les raffineries concentrées en périphérie de la ville et qui se basent sur les prix de Londres, certaines payant plus certaines payant moins. Du coup le coopératiste doit également chercher un bon acheteur.
Quel est le salaire moyen en Bolivie ?
Le salaire moyen en Bolivie, pour que tu aies une mesure, est de 2000 Bs mensuels. C’est le salaire minimum garanti par la loi, et je te parle de ce salaire pour une secrétaire, pour une personne qui travaille en ville. Ça correspond plus ou moins à 300 dollars. Dans la mine tu peux gagner plus de 2000 BS, quelquefois 3000 Bs ou plus, et d’autres mois où au contraire tu gagnes 500 ou 1000 Bs. Ce que tu n’as pas gagné ce mois-ci tu peux espérer le rattraper le mois d’après. En ça c’est jouer au loto.
Quelle est l’espérance de vie d’un mineur ?
L’âge d’entrée sur le marché du travail dépend de plusieurs facteurs. Si on se base sur la loi, toute personne désirant travailler doit être majeure, donc avoir 18 ans. Or dans les mines des coopératives les règles se brisent. La loi n’est pas respectée car la personne a besoin de manger pour vivre. Du coup tu as des jeunes, pas des femmes, des jeunes hommes, qui peuvent commencer à travailler à 16-17 ans. Dans ce cas il faut avoir un tuteur, c’est-à-dire une personne qui surveille le jeune, ça peut être son oncle, son frère, quelqu’un de la famille. Dans les entreprises de l‘Etat ou privées tu ne verras jamais un jeune de moins de 18 ans, elles respectent la loi, celles qui ne le font pas ce sont les coopératives.
Quant à l’espérance de vie elle dépend des tâches effectuées car ce n’est pas la même chose pour un mineur qui a travaillé 10 ou 5 ans dans un lieu ventilé et un mineur qui a commencé à perforer, et on en a vu ce matin, à 22 ans, pendant 10 ans dans la mine. Vers 40-45 ans ce dernier a déjà des problèmes pulmonaires et n’atteindra probablement pas 50 ans. Par exemple, une anecdote, la semaine dernière je suis allé à l’hôpital, dans le secteur de pneumologie, là où il y a les cas graves, et tu n’y trouves pas de médecins, d’avocats, de guides de tourisme, non tu n’y trouves que des mineurs. Parmi les mineurs qui y sont, moi j’ai plus de 50 ans, j’ai des amis qui y sont et qui ont 47 ans et qui attendent de mourir. Les gens de l’hôpital te disent « il va mourir, qu’allons-nous faire ? ». Il n’y a pas de remède. C’est pour cela que les mineurs s’en prennent à l’Etat, pour qu’il y ait des hôpitaux uniquement dédiés aux mineurs, avec des docteurs qui s’occupent de l’oncologie et des poumons. Mais il n’y en n’a pas. La sécurité sociale, notamment pour l’hôpital, est dans une situation critique, je focalisais particulièrement pour ici à Potosi mais même au niveau national la Sécu est terrible.
Qu’en est-il de la retraite ?
Le mineur a un statut spécial. Sa retraite lui est accordée pour trois raisons : la mort, et là c’est sa femme qui reçoit la pension ; la maladie professionnelle (pour la retraite la loi indique 58 ans, âge que les mineurs n’atteignent pas) ; l’incapacité physique pour les mineurs qui ont des accidents desquels ils ne meurent pas. Ces trois modalités de départ en retraite sont spécifiques aux mineurs et ne s’appliquent pas à d’autres professions telles que les chauffeurs, les avocats, les médecins, les gens qui travaillent à l’Université, les profs, etc.
Et puis que peut faire un vieux mineur ? Quel autre type de travail ? Autant les jeunes partent vers l’Argentine, vers La Paz ou Santa Cruz, et changent de travail. Mais c’est différent pour une personne qui bénéficie de la Sécurité sociale, qui paie ses impôts à l’Etat pour pouvoir partir à la retraite. Il est quasiment impossible pour le mineur de quitter la mine car il a une famille à nourrir, il doit travailler 35 ans sans changer de travail car c’est impossible. En Bolivie et encore plus à Potosi. Il n’y a pas de travail ici, pas d’emploi, ni dans la ville ni dans tout le département de Potosi.
Quelles sont les luttes sociales des mineurs ?
Les mineurs des mines étatiques luttaient pas mal car ils avaient le pouvoir du syndicat et du syndicalisme et ils pouvaient bloquer l’économie de Bolivie. Et l’Etat entamait un bras de fer pour finir par donner satisfaction aux mineurs. Ce qui n’est plus le cas depuis les fermetures de 1984. Dans les entreprises privées il n’y a pas de blocages car tu es bien payé, bien traité, tu as des bons pour les heures supplémentaires. Dans les coopératives si le mineur décide de faire grève pendant quelques jours, il va manger quoi pour survivre ? Bien entendu que le mineur souhaite que ça change mais il ne peut pas se permettre de faire des blocages. Ils en ont fait contre l’Etat, mais comme le gouvernement d’Evo Morales détient tous les pouvoirs, exécutif, judiciaire, le comité électoral, il détient tout le pouvoir. De plus, les leaders des coopératives sont parlementaires, ils sont au Congrès et parlent au nom des mineurs. Evo Morales a joué intelligemment en achetant ces personnes. L’Etat les corrompt et comme ça ils ne défendent pas nos intérêts malgré le fait qu’ils soient nos représentants. Les mineurs aimeraient avoir d’autres aires de travail mais ils ne peuvent pas se permettent d’affronter les indigènes et les communautés où se trouvent les minerais car les lois de l’Etat approuvent ces indigènes, pour des questions environnementales, etc. Donc il y a des conflits entre mineurs et indigènes auxquels l’Etat ne trouve pas de solutions, or qui a donné le pouvoir aux indigènes ? L’Etat, qui est soi-disant un gouvernement indigène mais je ne le crois pas. Il y a des indigènes dans le Congrès, mais ceux qui parlent bien ce sont les blancs. C’est donc un gouvernement indigène en théorie.
Comment est née l’idée des tours dans la mine ?
C’est une longue histoire mais je vais tenter de résumer. En 1988, à mes vingt et quelques années j’étais au-dehors de la mine et j’ai vu des touristes qui venaient ici, je ne parlais pas d’autres langues, mais ils m’ont demandé s’ils pouvaient entrer. Je les ai emmenés avec moi et après ça un collègue m’a dit « Julio, je pense que ça pourrait être intéressant de faire venir des touristes ici ». L’idée a germé, mais il restait le problème d’établir le contact. J’ai commencé à démarcher les hôtels, à demander aux réceptionnistes pour ramener des touristes.
Comment fonctionnent les visites guidées ?
Il y a pas mal de temps en arrière les touristes ne payaient pas, ils nous donnaient des pourboires, ou alors ils nous achetaient des bottes ou nous offraient des manteaux que l’on vendait. Ensuite certains guides ont fait payer 3 Bs par touriste, c’était il y a 30 ans, je ne sais même pas combien cela ferait en dollars aujourd’hui. Puis de 3 c’est passé à 7, à 12, à 15 et ainsi de suite. Je crois qu’aujourd’hui le prix varie entre 100 et 150 Bs. Il y a de la corruption entre les entreprises de tourisme et les hôtels qui disent reverser 20-30% du prix total aux coopératives, mais c’est faux. Pour ma part je paie 10 Bs par touriste, or aucune entreprise ne donne ce montant. Je les connais toutes ici à Potosi et elles doivent reverser entre 3 et 5 Bs maximum. Cependant le mineur préfère avoir 3Bs car comme il y a pas mal de touristes il y a pas mal de cadeaux aussi, c’est le jeu. De nos jours à Potosi il y a quasiment 200 guides et des hôtels qui possèdent des agences de tourisme, des restaurants, ils ont le monopole et leurs propriétaires ne sont pas pauvres ils investissent des milliers de dollars donc ce ne sont pas des anciens mineurs, ce sont des gens qui ont investi et ça ne leur importe rien ce qu’il se passe en bas dans la mine, ils veulent juste gagner de l’argent.
Quel est ton objectif avec tes visites dites sociales, pour les mineurs et pour les touristes ?
Mon objectif spécifique est de réaliser un tourisme social, or la réalité c’est que je suis très fatigué car les touristes ne s’intéressent que peu à nos problèmes. Les européens sont individualistes, il n’y en a pas beaucoup qui se soucient de ce que nous faisons et voulons faire. Donc mon objectif maintenant n’est pas de changer le système, ça c’est un rêve, une utopie. Ce dont je t’ai parlé c’est la Fondation que j’ai créée, nouvelle, et mon but c’est qu’elle soit effective, obtenir le compte bancaire que l’état va m’accorder afin de pouvoir recevoir de l’aide de la part de personnes extérieures, d’associations, d’ambassades, de touristes qui sont venus visiter la mine il y a quelques années et qui souhaitent m’aider en donnant de l’argent. Le but important dans ma vie désormais c’est de changer le destin des enfants des mineurs à travers l’éducation car comme on le disait la meilleure manière de changer de système, c’est l’éducation. C’est mon objectif et car je crois que je préfère arrêter d’aller dans la mine avec des touristes même si Greengo Tours [son agence, ndlr] ne va pas mourir. Je recherche des jeunes, fils de mineurs, de 15 à 17 ans qui peuvent devenir guides et travailler à temps partiel, et ainsi aller aussi à l’université et payer leurs études.
Donc au final ton rêve est que les fils de mineurs ne finissent pas mineurs ?
Evidemment, aucun mineur ne souhaite que son fils suive ses pas, cependant les mineurs n’ont pas d’éducation. Il n’y a aucun mineur qui ne sache parler de langues, ou qui lise l’anglais ou qui utilise un ordinateur ou qui écrive des livres ou des articles d’histoire. L’objectif du mineur est de gagner de l’argent et de soutenir sa famille afin que ses enfants puissent avoir une meilleure vie et étudient, c’est leur motivation à s’enrichir. Ce que je veux faire c’est appuyer et motiver les enfants de mineurs qui vont au collège et à l’université. Pour cela la Fondation peut agir de deux façons, en échange que l’enfant étudie : fournir des stylos et des cahiers, mais aussi payer des petits-déjeuners, car de nombreuses familles pauvres en Bolivie ne peuvent pas se le permettre.
- Pour connaître la Fondation de Julio : https://www.facebook.com/funam/
- Pour réserver une visite guidée : https://www.facebook.com/greengotours/
- Bande annonce du film réalisé sur les mineurs de Potosi « Cerro Rico, the silver mountain » : https://vimeo.com/123714306
[1] Sur la mita, le système de travail forcé dans les mines, lire l’article en cliquant ici
[2] Pour plus d’info à ce sujet lire l’article Pillage des ressources et néocolonialisme : de l’argent d’esclaves à l’or